Certains naissent pour suivre les traces des autres. D’autres, comme Hugues Oyarzabal, tracent la leur, quitte à s’y brûler les ailes. Né à Biriatou, petit village perché au-dessus de la Bidassoa, il grandit face à l’océan, avec Hendaye pour terrain de jeu. Très vite, la mer devient son refuge et son miroir. D’abord tennisman, puis bodyboardeur, il découvre le surf à l’âge de dix ans et n’en ressortira jamais vraiment.
À 16 ans, il quitte tout – l’école, la routine, le confort – pour partir étudier en Australie. Un choix radical, presque instinctif. Là-bas, loin du Pays basque, il perfectionne son art. Ce n’est pas la compétition qui l’attire, mais la sensation pure, l’exploration, la liberté. Pendant que d’autres apprennent à gagner des heats, Hugues apprend à vivre autrement : en dehors des cadres, en quête de sens, de vagues et d’images.
Dès son retour, le jeune Basque se forge une réputation de surfeur complet et imprévisible. Capable de charger un gros Parlementia, de se caler dans les tubes de Mundaka ou de s’envoler sur un beach break landais, il se distingue par une aisance naturelle et un style instinctif. Un surdoué du surf, mais surtout un électron libre, rétif à toute forme d’enfermement.
Avant que le mot free surf ne devienne un label marketing, Hugues Oyarzabal incarnait déjà cet esprit : celui d’un surfeur qui ne répond à personne, qui choisit ses vagues, ses voyages, ses images, et sa propre manière d’exister.
Sur une même semaine, il pouvait sortir un single fin à Lafitenia, un fish rétro à Bidart, un shortboard high performance à Mundaka ou un skimboard sur le sable d’Hendaye. Il surfait tout, partout, tout le temps. Cette curiosité sans limite faisait de lui un expérimentateur plus qu’un simple surfeur.
Au Pays basque, il est l’un des premiers à s’attaquer à des slabs encore considérés comme insurfables, dont Vanthrax, au large d’Hendaye. Les locaux le regardent d’abord avec incrédulité : la vague est courte, creuse, semée de marches et fermantes. Lui, s’y cale un tube monstrueux, immortalisé en couverture de Surf Session. Cet épisode résume à lui seul le personnage : téméraire, visionnaire, obstiné. Là où les autres voient une limite, Hugues voit un défi.
Ses amis le décrivent comme un fou génial, capable de surfer nu une gauche indonésienne sous champignon comme de s’extasier devant une vague de 30 centimètres. Le surf, pour lui, n’est pas une performance mais une expérience, presque mystique.
Au début des années 2010, bien avant que YouTube ne devienne la vitrine du surf mondial, Hugues Oyarzabal tourne, monte et diffuse ses propres films.
Sa trilogie Peace & Left est un ovni. Réalisée en autoproduction, sans sponsor majeur, elle mêle surf, poésie visuelle et esprit do it yourself. La caméra, souvent tenue par son ex femme Jana, des caméramans locaux ou son père, capte les reflets dorés de Bali, les gauches parfaites de Desert Point, les ombres dansantes d’Uluwatu.
Mais ce qui frappe surtout, c’est la présence de la caméra dans le tube. Bien avant la déferlante GoPro, Oyarzabal bricole ses propres systèmes embarqués : perche tenue entre les dents, caméra fixée dans un sac étanche, angles improbables. Le résultat ? Des images inédites, viscérales, qui plongent le spectateur au cœur de la vague.
Cette créativité lui vaut, en 2012 à Hawaii, le tout premier GoPro Award jamais décerné. Et c’est Kelly Slater en personne qui lui remet le trophée, devant les meilleurs surfeurs du monde. La séquence récompensée : un tube interminable à Skeleton Bay (Namibie), filmé de l’intérieur. Une immersion totale dans la vague, un moment d’histoire du surf filmé comme jamais auparavant.
Ce jour-là, le monde du surf découvre ce que les Basques savaient déjà : Hugues n’est pas seulement un surfeur, c’est un créateur d’images, un pionnier de la narration embarquée. Il avait dix ans d’avance sur tout le monde.
S’il existe un lieu qui incarne Hugues Oyarzabal, c’est l’Indonésie.
Là-bas, il trouvait l’équilibre qu’il cherchait ailleurs : la lumière, la lenteur, les gauches infinies. À force d’y voyager, il finit par adopter un prénom local : Wayan, celui qu’on donne au premier fils balinais. En associant ce nom à ses initiales (H.O.), il invente sa propre signature : WHO.
L’archipel devient son sanctuaire. Il connaît Desert Point comme d’autres connaissent leur jardin. Il y surfe des vagues de rêve, seul, souvent à l’aube, caméra au poing. Son style, compact et précis, épouse la paroi liquide des tubes avec une élégance rare. Dans les lineup balinais, il n’est plus un étranger : il est devenu l’un des leurs.
Hugues y tourne aussi certaines de ses plus belles séquences. On y retrouve cette esthétique faite de contrastes : la puissance du tube, la douceur des musiques, la simplicité des plans. Toujours en quête de perfection, il monte ses films la nuit, apprend sur Google, explore Final Cut, Twixtor et Cinema Tools jusqu’à la dernière compression.
Il disait souvent : “Google is my professor.”
Loin des circuits commerciaux, il offre ses films gratuitement sur Vimeo. Peace & Left II se télécharge librement, sans contrepartie. Une philosophie du partage, fidèle à son esprit : le surf appartient à tout le monde.
Derrière la caméra et les tubes parfaits se cache un homme tourmenté.
Hugues Oyarzabal souffrait de TDAH (trouble de déficit de l’attention avec hyperactivité), un trouble qu’il évoquait ouvertement. Cette hyperactivité, moteur de sa créativité, pouvait aussi devenir un fardeau. Toujours en mouvement, toujours à mille projets, il vivait à un rythme effréné.
Certains proches parlent d’un tempérament bipolaire: des périodes d’euphorie créative suivies de phases d’abattement. Ce déséquilibre faisait partie de son génie. Il pouvait être épuisant, insupportable parfois, mais jamais indifférent.
C’était un illuminé au sens noble du terme. Un homme qui ressentait tout plus fort que les autres : la joie, la colère, la beauté, la douleur. Il avait cette intensité qui dérange, mais qui crée. Cette folie douce qui alimente les grandes œuvres.
Son entourage raconte qu’il pouvait passer de l’euphorie d’un barrel parfait à l’angoisse la plus profonde en quelques heures. Mais il y avait toujours la mer, ce remède universel. “Après une session de surf, on est apaisé, calmé…” disait-il.
En France, le nom de Hugues Oyarzabal ne résonne pas autant qu’il le devrait. Pourtant, son influence sur le surf moderne est immense. Il a inspiré toute une génération de free surfeurs, de vidéastes et de créateurs de contenu sans jamais revendiquer quoi que ce soit.
Les médias américains et australiens, eux, ne s’y sont pas trompés. Stab Magazine lui a rendu hommage en le comparant à Ozzie Wright ou Nathan Fletcher : des figures rebelles, créatives, inclassables. Surfer Magazine a salué son avant-gardisme et sa capacité à “faire du surf un art total”.
En France, il est souvent resté dans l’ombre, peut-être parce qu’il ne rentrait dans aucune case. Ni compétiteur, ni influenceur, ni businessman. Juste un surfeur libre, habité, sincère.
Mais ceux qui l’ont croisé savent : Hugues était l’un des premiers vrais free surfeurs européens, un pionnier au même titre que les grands noms australiens des années 90.
Il a surfé Belharra dès ses premières sessions historiques, dompté Vanthrax quand personne n’osait, filmé Skeleton Bay comme personne ne l’avait jamais fait. Et surtout, il a vécu selon ses propres règles.
Le 23 février 2025, la nouvelle de sa disparition bouleverse la communauté surf.
Il avait 39 ans. Ses parents confirment plus tard qu’il s’est donné la mort, épuisé par des années de souffrance physique et psychologique. “Son corps et son esprit n’en pouvaient plus, il a choisi de retrouver la paix qu’il ne trouvait plus ici-bas”, dira sa famille.
La Fédération Française de Surf lui rend hommage :
“Un surfeur comme Hugues transmet aux nouvelles générations un surf non formaté, un sport vivant, sans limite dans la créativité.”
Dans un message bouleversant, le free surfeur Fred Compagnon résume le sentiment général : “On ne doit pas l’oublier.”
À Hendaye, à Mundaka, à Bali, les vagues semblent orphelines. Mais son sillage, lui, continue de briller.
Ces dernières années, Hugues Oyarzabal partageait sa passion avec sa fille Kailani.
Ils surfaient ensemble, riaient ensemble. Elle avait hérité de son aisance naturelle, de sa curiosité et de cette même énergie solaire. Pour lui, c’était la plus belle de toutes ses victoires.
Dans les vidéos postées sur ses réseaux, on les voit côte à côte, glissant sur des vagues, comme deux miroirs. Cette transmission symbolise l’essence même de son parcours : le surf comme lien, comme héritage, comme refuge.
Hugues Oyarzabal n’a jamais gagné de titre mondial, mais il a marqué à vie la culture surf.
Il a prouvé qu’on pouvait exister sans podium, qu’on pouvait créer sans sponsor, qu’on pouvait vivre du surf sans appartenir à son système.
Il était artiste, inventeur, explorateur, surfeur et père.
Un homme habité par la mer, guidé par l’instinct, tiraillé par la vie.
Aujourd’hui encore, ses films circulent sur Vimeo et YouTube. Ils rappellent qu’avant les drones, les caméras 360 et les vlogs de surfeurs, il y avait ce Basque un peu fou qui bricolait dans son garage pour montrer au monde ce qu’il ressentait dans un tube.
Dans la mémoire du surf, certains noms résonnent comme des évidences. D’autres, comme celui d’Hugues Oyarzabal, reviennent comme des murmures, portés par la houle et la nostalgie. Mais au fond, peu importe la notoriété. Ce qui compte, c’est la trace laissée. Et celle d’Hugues, comme la mousse d’une vague, ne s’effacera jamais tout à fait.
Il était l’un de ces rares surfeurs à rappeler que le surf est un art de vivre avant d’être un sport.
Un art d’être libre, d’essayer, de créer, de rêver, de se perdre et de se retrouver.
Les légendes ne meurent pas : elles deviennent des courants.
Et dans celui qui relie Hendaye à Desert Point, il y a sans doute encore un peu de WHO.