Depuis toujours, le surf fait rêver par sa simplicité : une planche, une vague, un océan. Mais à Abu Dhabi, cette équation prend une tournure inattendue. Dans la piscine à vague imaginée par Kelly Slater, le champion aux 11 titres mondiaux, une session se monnaie à prix d’or. On ne parle plus de wax ou de combinaisons, mais bien de 160 dollars la vague, dans un décor digne d’un palace.
Ouvert en octobre 2024, Surf Abu Dhabi s’est rapidement imposé comme un temple du surf de luxe. Avec sa technologie développée par la Kelly Slater Wave Company, le bassin de 690 mètres recrée la vague "idéale" : un ride de 55 secondes, deux tubes garantis (pour les meilleurs surfeurs) et une régularité à faire pâlir les plus beaux spots de la planète.
La magie repose sur une aile sous-marine tractée par un système de poulies. En se déplaçant, elle soulève une masse d’eau qui vient se briser sur un fond spécialement dessiné. Résultat : la plus longue vague artificielle au monde, alimentée par 80 millions de litres d’eau de mer légèrement dessalée.
Ce rêve, cependant, a un coût. L’entrée au bassin pour les surfeurs confirmés se fait par groupe de quatre maximum. Chaque participant débourse 3 500 dirhams émiratis (environ 950 dollars), avec six vagues garanties. Le calcul est vite fait : 158 dollars la vague.
Mais la majorité des clients ne s’embarrassent pas d’un partage. Ils préfèrent louer la vague en exclusivité : 20 000 dirhams (5 450 dollars) pour 90 minutes, seul face à la perfection mécanique. Autant dire que le business modèle n’a rien d’un surf club associatif.
L’expérience va bien au-delà de la vague. Le site d’Abu Dhabi se compare davantage à un resort cinq étoiles qu’à un simple surf park. Restaurant haut de gamme, piscines et jacuzzis, terrasse avec vue sur la skyline : tout est pensé pour séduire une clientèle de CEOs, stars d’Hollywood ou pilotes de Formule 1. Chris Hemsworth, Lewis Hamilton ou encore Steve Aoki ont déjà goûté au tube sur commande.
Le général manager Ryan Watkins assume ce positionnement : « Nous avons choisi la qualité plutôt que la quantité. Nous ne faisons pas le plus de vagues, mais les meilleures vagues du monde. »
Ce positionnement interroge. Pendant que certains comparent la piscine d’Abu Dhabi au mythique Augusta National, club de golf le plus exclusif de la planète, d’autres dénoncent une rupture avec l’essence du surf. Le parallèle n’est pas anodin : là où les cadres supérieurs passaient leurs week-ends sur le green, ils se retrouvent désormais dans un barrel climatisé, loin de l’océan.
L’industrie semble pourtant suivre cette tendance. Le surf trip de luxe explose : jets privés pour rejoindre des spots secrets, météorologues personnels pour prévoir les swells, et budgets à six chiffres pour quatre jours aux Maldives. Le marché mondial du surf tourisme, évalué à 68,3 milliards de dollars en 2024, devrait atteindre 96 milliards en 2030. Surf Abu Dhabi veut capter cette clientèle pressée, fortunée et en quête d’expériences exclusives.
Reste une question : est-ce encore du surf ?
Pour beaucoup, la discipline rime avec nature, imprévu et humilité face à l’océan. De nombreux surfeurs considèrent le sens marin et la science du placement comme la principale qualité d'un surfeur. Ce rapport à la nature est très important pour nombreux d'entre nous.
À l’inverse, Watkins estime que le modèle ouvre le surf à de nouveaux publics. Plus besoin d’attendre la houle, d’affronter des courants dangereux ou de ramer à s’épuiser. À Surf Abu Dhabi, un débutant peut progresser vite, encadré par des coachs, avec un retour vidéo après chaque vague. Loin des clichés du surfeur fauché, le bassin attire des surfeurs de 8 à 86 ans.
Derrière ce projet pharaonique, on retrouve évidemment la figure de Kelly Slater. Dans son autobiographie de 2003, il écrivait déjà : « Les surfeurs ont toujours rêvé de créer la vague parfaite. Cela rendrait le surf aussi populaire que le football. »
Vingt ans plus tard, ce rêve prend forme à Abu Dhabi. Après le Surf Ranch de Californie, il ne s’agit que du deuxième bassin au monde utilisant cette technologie, avec un troisième en construction à Austin, Texas. Le coût total du projet reste confidentiel, mais Bloomberg évoque 90 millions de dollars d’investissement.
Alors, 160 dollars la vague : coup de folie ou avant-goût du futur ? Peut-être un peu des deux. Pour certains, c’est le prix d’une expérience inégalable, un « tube sur commande » qu’aucun océan ne peut garantir. Pour d’autres, c’est une dérive mercantile qui transforme une culture populaire en loisir de milliardaires.
Une chose est sûre : la piscine de Kelly Slater à Abu Dhabi ne laisse personne indifférent. Entre fascination et indignation, elle pose une question cruciale : le surf restera-t-il une passion universelle ou deviendra-t-il le nouveau golf des élites mondialisées ?